Cartes avec aperçu

Cartes sans aperçu

Texte de Yoshiko Suto

Aquisition

Site de Weigel frédéric

 

Yoshiko Suto
été 2006

Jeux de cartes sans joker

 


Les cartes jaunies : un jour il est tombé sur un millier de vieilles cartes, complètement jaunies, abandonnées sur un radiateur de la faculté des Lettres. Elles contenaient des extraits de romans de Maupassant. Tamponnées « inventaire général de la langue française », elles auraient sans doute servi à élaborer un corpus linguistique.


La règle de jeu que Frédéric Weigel s'est donné pour jouer aux cartes était de refaire les phrases de l’écrivain mort et de dessiner un poisson plein de couleurs sur ces cartes affectées d’hépatite aiguë.
De Maupassant aux Mots-Poissons, il y a une opération de réanimation. Ces feuilles mortes sont redonnées à la vie par le défibrillateur de ses crayons de couleur: il souligne, surligne et encadre pour sauver les fonctions vitales, en barrant et raturant les parties périphériques, et il rajoutait des couleurs de couche à couche, en gribouillant, en traçant, et en tâtonnant... Au cours de l’opération, il observe que les mots commencent à circuler : ils se meuvent en coulant des lignes de textes, vers les marges de cartes, les espaces de jeu. Dans ses jeux de mots qui coulent, nagent des poissons réanimés en couleur.

Ces nombreux poissons ne nous rappellent-ils pas les phoques de Protée ? Ce demi-dieu grec se transforme sans cesse pour échapper aux curieux qui lui demandent de tirer les cartes pour leur prédire l'avenir. Le seul moyen de le reconnaître est de le trouver au milieu des phoques de Poséidon, qu’il garde. C’est un dieu joueur.
Dans la série des Echecs de Protée, Frédéric Weigel s’inspire de cette mythologie. Sur de nombreuses feuilles de papier, Protée se transforme en illustration de dictionnaire, il se trouve à chaque fois dans le flot de phoques.

Si Protée garde les phoques en troupeau, Frédéric Weigel travaille les représentations en série. Il commence par déterminer des règles de jeu : toutes les contraintes matérielles et situationnelles, ajoutées aux choix plastiques, peuvent être constitutifs des règles. Une fois qu’elles sont établies, il cherchera à découvrir toutes les possibilités pour jouer avec les limites qu'il s'est fixé lui-même. Ses productions, en l’occurrence le millier de Mots-Poissons, sont ainsi des traces de l’opération de parcours, de ses tentatives de visiter toute l’étendue du terrain de jeu. Il visite mais il ne fait pas du tourisme. Il cherche quelque chose, tout en sachant que cela n'existe pas. Peut-on appeler ses trajets « errances »? Dans son travail, il erre comme le fait sa propre représentation dans sa programmation informatique intitulée A la recherche du dieu patate. Dans ce jeu-vidéo, il convoite un dieu qui n'existe pas. Il déambule sans finalité. Son terrain de jeu est constitué de mondes multiples qui s'articulent sans hiérarchie entre eux. Ce vidéo game n'a ni level, ni game over. De même, dans ses travaux en série, il ne cherche pas à produire le seul et meilleur élément, mais des éléments, car un tel travail suppose l’égalité entre les productions . Il n’y a pas d'échelle de valeur entre les éléments.

Ainsi, si le spectateur essaie de trouver le poisson idéal dont tous les poissons sont les variants, comme un linguiste travaillant sur le corpus élaboré à partir des textes de Maupassant, il fera des efforts en vain. Toutefois cela ne veut pas dire que les éléments n’ont aucune autre valeur que celle de constituer une série. La généralisation rapide serait au détriment de la puissance de chaque élément singulier.
Il serait aisé d’appréhender cette caractéristique en la ramenant au fonctionnement du Lego. Les briques de Lego sont conçues comme pouvant s'articuler et se remplacer avec n’importe quelle autre brique de la même série ; à ce niveau là, toutes les briques sont équivalentes l’une à l’autre. En revanche, cela ne veut pas dire, bien évidemment, qu’elles sont identiques ; elles sont de toutes tailles, de toutes couleurs, et de toutes figures.

L’accrochage de la série des Mots-Poissons nous évoque ce jeu de construction. Chaque carte est rangée dans une boîte. Les boîtes s’entassent, s’imbriquent, en formant un agrégat. L'ensemble des cartes est une accumulation d' individuables, plutôt qu'un tout insécable. Si la force de chaque carte est d'ordre qualitatif, celle de l'ensemble serait d'ordre quantitatif. Le remplissage de mur avec ses nombreux dessins constitue ce qu'il appelle « magma », le topos de jeu qu'il construit. Dans ce monde en effervescence, s'agitent ses créatures amphibies.